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Causerie

Le dramatique accident survenu cette semaine à Lyon, sur le quai Fulchiron, où deux jeunes gens se noyèrent pour s'être livrés à des ébats trop tumultueux, a donné lieu à un incident macabre. L'identité des malheureux n'ayant pas été reconnue immédiatement après avoir retiré leurs cadavres, on crut que l'une de leurs casquettes appartenait à un jeune homme du quartier. Aussitôt le bruit de sa mort se répandit dans le voisinage. Lorsque l'intéressé en personne se présenta au bureau du commissaire de police en disant : C'est moi qui suis celui qu'on prétend noyé. Vous voyez que je ne suis pas mort puisque me voilà !

Les agents, un moment abasourdis, se rendirent à l'évidence. Certainement il y avait erreur. Mais il arrive que ces funèbres quiproquos ne se dénouent pas toujours aussi aisément. Il y a quelques jours, à Paris, une dame Lucie Petit, receveuse à la gare du Nord, était invitée, en la forme administrative, à aller reconnaître son propre cadavre étalé sur l'une des tables de la Morgue. Et tous les détails y étaient : nom, prénoms, âge, adresse, signalement! La pauvre femme reçut un choc effrayant. Elle se tâta devant sa glace, contemplant ses traits convulsés de terreur : Et pourtant c'est bien moi. Je ne suis pas à la Morgue puisque me voilà en chair et en os. Si j'étais morte, il me semble que j'en saurais quelque chose !

Elle se rendit donc à la Morgue, examina la Lucie Petit exposée dans l'horrifique refuge, et protesta vivement auprès du gardien : Ce n'est pas moi qui suis là, je vous assure. Ce doit être une autre !

L'hypothèse était vraisemblable. 11 fallut pourtant quelque délai à l'Administration pour la vérifier. De sorte que, pendant ce temps-là, Mme Petit était à la fois morte et en vie.

Aventure déconcertante qui démontre bien que tout arrive...

Lundi dernier, Sarah Bernhardt, elle aussi, a pu se croire déjà dans l'autre monde tout en étant encore dans celui-ci. On a lu le récit épique de l'accident dont toute la presse a retenti : l'étoile suspendue au-dessus de l'abîme tandis qu'un rocher allait l'écraser, et l'héroïque poète Haraucourt recevant à sa place le choc de l'énorme pierre, et tombant avec la Dame aux Camélias, de façon à lui amortir la chute.

Ça, c'est du bon théâtre, comme dirait Sarcey. C'est une tranche de vie qui semble extraite des Pirates de la Savane, où l'on voit de ces hauts faits chimériques accomplis, parmi les gouffres et les cataclysmes, par des hommes vigoureux comme Porthos et tendres comme des chevaliers de la Table-Ronde.

De mauvaises langues y découvrent une belle réclame, venue à son heure à l'ouverture de la saison. Fi ! le vilain propos ! Est-ce que dona Sol ne serait pas digne de trouver, aux heures du danger, un Hernani gentdelettre ?

Donc nous avons failli perdre l'étoile de la tragédie. Et voici que celle de la danse nous quitte pour aller briller au firmament américain.

Mlle Cléo de Mérode va montrer aux Yankees ses illustres bandeaux « en ventre affamé », son fin profil à la Botticelli, et le tutu le plus lorgné des vieux abonnés de l'Opéra.

Les Belges ne seront pas contents, savez-vous. Car, personne n'ignore que le roi Léopold, très épris de la jolie ballerine, a fortement flirté avec elle lors de son dernier voyage à Paris. On a même fait à ce propos un assez méchant calembour. Le roi est vieux, on le dit affaibli. Aussi les bonnes petites camarades répétaient au foyer de la danse, entre deux jettébattus, que malgré ses efforts et pareille à l'explorateur Nanssen, Mlle de Mérode n'était pas allée au pôle. Mme Cardinal s'en est esclaffée pendant tout un entr'acte!

Les petits rats de l'Académie nationale ont fait aussi un gros succès à ce quatrain plutôt raide :

Pour pénétrer chez CléoIl vous faut enlever l'O.Mais, suivez bien ma méthode,Ne l'ôtez pas à Mérode !

Laissons-lui donc cet O si nécessaire, sans quoi les Américains, au lieu de s'extasier sur son nom aristocratique, le jugeraient odieusement shocking !

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